L’anarchie

L’anarchie (du grec an-, préfixe privatif : absence de, et archos, le commandement, ou « ce qui est premier ») désigne la situation d’une société où il n’existe ni autorité, ni pouvoir coercitif, ni domination non plus qu’une quelconque hiérarchie entre les hommes. L’anarchie peut étymologiquement également être  expliquée comme le refus de tout principe premier, de toute cause première, et comme revendication de la multiplicité face à l’unicité.

On peut distinguer plusieurs sens au mot anarchie, employé tantôt comme synonyme de désordre social (qu’on retrouve dans le sens courant, qui se rapproche de l’anomie), tantôt comme un but idéologique à atteindre (c’est le cas pour les anarchistes).

Le mot anarchie est souvent  employé comme un repoussoir par des personnes considérant essentiel le principe fondamental d’autorité pour indiquer une situation de désordre, de désorganisation, de chaos, sur la base de l’hypothèse implicite que l’ordre nécessite une hiérarchie. On retrouve déjà dans le Littré (le mot est très peu usité avant le XVIIème  siècle) la définition de l’anarchie comme « absence de gouvernement, et par suite désordre et confusion ». Par extension ce sont toutes les formes de trouble et de désordre qui sont appelées anarchie ; c’est cette façon d’employer le mot qui prévaut dans l’usage  courant, comme dans la plupart des dictionnaires.

Le mot pour une situation de désordre social, sans lois, sans règles, où les différends se régleraient par la seule violence physique (armée ou non), est l’anomie. L’anomie est une dissolution de normes sociales, règles, lois, coutumes : cette situation peut être liée à une volonté de domination réciproque de plusieurs pouvoirs concurrents, à une réaction de désespoir face une societé moribonde.

A ce sujet, bien que Anomie soit mieux adapté, le terme «Anarchie » est utilisé systématiquement  par les pouvoirs coercitifs pour indiquer une situation politique qu’ils ne maitrisent pas (et qu’ils désireraient maîtriser), où leur pouvoir politique est en difficulté (du fait de leur hiérarchie).

Les exemples historiques tels que l’anarchie militaire dans l’empire romain dans les années 235-268, ou l’utilisation d’anarchie (the anarchy) pour définir la guerre civile anglaise qui opposa deux concurrents au pouvoir, Mathilde l’Empresse et Etienne de Blois entre 1135 et 1154, est révélateur de ce fait : il ne s’agit en aucune façon de situations qui puissent s’apparenter à l’anarchie au sens strict, au quel cas il n’y aurait plus de pouvoir coercitif ni d’autorité, mais il s’agit juste d’une désorganisation liée aux pouvoirs concurrents, d’une période politique troublée.

Bien souvent, le terme « anarchie » est utilisé pour décrire le chaos, les guerres civiles et les situations de désordre social. On peut y voir deux raisons :

1)      La première, sans doute la moins importante, provient du terme « anarchie », interprété (à tort) comme l’absence d’ordre, de règles et de structures organisées, bref : le chaos de l’anomie sociale. Ce n’est pourtant pas ce que prônent les anarchistes. Pour éviter cette confusion entre anarchie politique et anomie, confusion qui dénature les idées de l’anarchisme, les anarchistes utilisent parfois le mot « acratie » (mot latin équivalent du mot anarchie d’origine grecque) ou libertaire (défenseur de la liberté politique), comme synonymes d’anarchiste.

2)      La seconde, plus concrète et plus forte, provient des luttes anarchistes au tournant des XIXe  siècle et XXe siècle en Europe. A cette époque, le mouvement anarchiste a été marqué par les illégaux ou illégalistes qui voulaient sans attendre pratiquer l’anarchisme (et donc ignorer purement et simplement les « lois », considérées comme illégitimes), le diffuser (théorie de la propagande par le fait) et lutter activement contre les oppressions, y compris par la violence. Concrètement, des anarchistes ont escroqué, volé et tué au nom de leur doctrine, avec comme victimes des puissants (princes, ministres, riches, compagnies d’assurances, etc.), et des gens plus ordinaires. Quelle qu’ait été l’importance réelle de ce courant, il a énormément frappé les esprits. Par ailleurs et inversement, par l’insoumission : dans le contexte de l’époque, cela était autant (voire plus !) insupportable. Tout cela a justifié des « lois scélérates » à la fin du XIXè  siècle dans des nombreux pays et stigmatisé l’ensemble des anarchistes, tandis que « anarchiste » ou  «  Ravachol » devenait injure.

Enfin, on peut ajouter que les expériences historiques de l’anarchisme ne démontrent pas un résultat très flatteur, et que l’association (réelle ou supposée) d’anarchistes (notamment du Black Block) a des destructions en marges de manifestations n’améliore pas la réputation de la doctrine.

Les anarchistes face à l’anarchie-anomie. Les anarchistes rejettent en général la conception vulgaire de l’anarchie (utilisée dans le langage courant, par les médias et les pouvoirs politiques). Pour eux, au contraire, l’ordre naît de la liberté, tandis que les pouvoirs coercitifs engendrent le désordre (voir termes historiques). Certains anarchistes useront du terme Acratie, du grec « kratos » (le pouvoir) donc littéralement  « absence de pouvoir », plutôt que du terme « anarchie », d’étymologie grecque lui aussi, qui leur semble devenu  ambigu, porteur d’un aspect positif mais d’une trop grande connotation négative pour pouvoir être employé comme synonyme d’un objet désirable. De même, les anarchistes auront plutôt tendance à utiliser le terme de «libertaires » pour se designer, ou indifféremment ceux de « fédéralistes », « anti-étatistes »  ou « antiautoritaires ». Il est arrivé à Bakounine lui-même d’utiliser « anarchie » au sens de désordre, et l’on retrouve cette acception dans les écrits du Comité central de l’Internationale genevoise. Ces formulations ne se retrouvent toutefois plus chez les anarchistes actuels.

Cependant, les anarchistes utilisent encore le terme, porteur d’une histoire qu’ils ne veulent pas nier, et indissociable d’autres notions qui s’y rattachent comme l’anarchisme ou l’anarchie positive de Proudhon (qui est d’ailleurs le premier à donner un sens précis au mot anarchie, utilisé auparavant en guise d’insulte dans les milieux politiques sans avoir jamais été véritable défini).

L’anarchie aux yeux des anarchistes n’est pas un chaos, mais la situation harmonieuse résultant de l’abolition des pouvoirs coercitifs et de toutes ses formes (dont le gouvernement et l’exploitation de l’homme par l’homme) ; l’anarchie « c’est l’ordre moins le pouvoir », « la plus haute expression de l’ordre » (Elisée Reclus). Basée sur l’égalité entre les individus, l’association libre, bien souvent la fédération et l’autogestion, voire pour certains le collectivisme, l’anarchie est donc organisée, structurée, sans admettre pour autant, aux yeux des anarchistes, de principe de supériorité quelconque de l’organisation sur l’individu.

On peut noter que chez tous les anarchistes, la qualité indispensable est la responsabilité individuelle qui permet d’agir dans l’intérêt personnel sans pour autant attenter  à la liberté des autres. Les seuls mandatés le sont dans un but et sur un mandat précis, et il n’existe ainsi nulle forme de domination ni de gouvernement. En ce sens, la phase historique du communisme chez Marx désignerait une situation d’anarchie.

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